Science sans conscience n'est que ruine de l'art (martial)

Par Ronan Datausse

Une tendance, sûrement humaine, est de chercher à figer les choses, à les classer et à les faire entrer dans des moules. Les arts martiaux ne sont pas exclus. L’apprentissage est quasi systématiquement structuré sous forme d’enchaînements techniques standardisées en réponse à des attaques elles-mêmes standardisées (face à une attaque de type 58, appliquer la défense 75). Rien n’est plus éloigné de la vie réelle. Tout l’enjeu est au contraire de faire en sorte que le pratiquant développe progressivement des réponses intuitives qui lui sont propres, adaptées à toutes les situations, y compris celles qui n’auraient pas été étudiées à l’entraînement. Comme le mentionnait Mike Tyson : “ Tous mes adversaires ont leur plan de combat jusqu’au moment où ils reçoivent mon poing dans la bouche”, façon de dire que ce qui compte est de savoir comment gérer l’imprévu.

En respectant une forme extérieure prédéterminée plutôt que les concepts sous-jacents, on travestit la quintessence d’un style. En agissant de la sorte, on devient l’imbécile dont fait allusion Confucius lorsqu’il dit que “[Q]uand le sage pointe du doigt vers la lune, l’idiot regarde le doigt”. Ce n’est pas respecter un art que de se focaliser sur les formes en oubliant les principes fondateurs qui les ont créées. Singer son maître n’est pas une forme de respect, bien au contraire. De même que de demander à ses élèves de rentrer dans son propre moule. La forme doit être la résultante du principe et ne se suffit pas à elle-même. Se focaliser sur la gestuelle revient à ne garder que la partie visible de l’iceberg, alors que l’enjeu est de remonter à la racine de l’art, à ses briques élémentaires qui en font son essence.

Bien que n’ayant pas eu la chance de côtoyer le Maître de Penchak Silat Harjono Turpijn, je crois que son génie est de ne pas avoir enfermé le Penchak Silat dans un carcan de techniques standardisées et figées. Il a manifestement fondé sa pratique et son enseignement sur des concepts clés qui sont l’essence même du Penchak Silat (fluidité, rapidité, adhésion, furtivité, intuitivité). Ses élèves occidentaux ont chacun développé un style qui leur est propre, mais s’appuyant sur ces principes fondamentaux. C’est flagrant dès que l’on observe Charles Joussot, Franck Ropers ou Frédéric Mastro à l’oeuvre. Leurs styles sont très différents d’apparence car chacun a développé sa propre approche en fonction de ses usages (self-défense civile, sécurité, etc.), de sa morphologie, de sa personnalité et de sa condition physique. Mais l’essence du Penchak reste là, et c’est ce qui en fait un style réputé dans un contexte et une civilisation bien différents du pays qui l’a fait naître.

Darwin l’avait constaté au sujet de l’évolution des espèces : “celui qui survit n’est ni le plus fort ni le plus intelligent, mais celui qui sait s’adapter.” Dans le domaine des arts martiaux, cela revient à savoir adapter la forme en fonction de nos caractéristiques physiques et psychologiques individuelles (facteurs endogènes) et de nos usages (facteurs exogènes).

Comment procéder dans notre pratique et/ou enseignement ? 

Mon approche est la suivante:

  • répéter des gammes sur les techniques et enchaînements simples applicables sous stress (principe des drills),
  • se concentrer sur les concepts plus que sur des enchaînements complexes. L’apprentissage d'enchaînements types peut être un outil d’appropriation d’une logique, mais pas une fin en soi. Pour reprendre Lao Tseu : “ Le filet a servi à ramener le poisson, prenons le poisson et oublions le filet. Les mots servent à exprimer des idées, oublions les mots et gardons les idées.” Savoir enchaîner 5 techniques sur un partenaire qui reste statique voire amorphe ne peut pas être la finalité d’une pratique centrée sur la réalité.
  • travailler le champ “au-delà” de la technique pure : gestion du stress, liberté de mouvement, condition physique, timing etc. qui sont des éléments dimensionnants du combat,
  • Une fois les fondamentaux techniques acquis, laisser le champ ouvert à l’appropriation individuelle, à l’expérience personnelle et à l’intuition. Cela permet de découvrir ses points forts et de capitaliser dessus pour les transformer en points d’excellence. L’autre enjeu est de découvrir ses points faibles et d’accepter de les laisser de côté pour éviter de s’épuiser à être tout juste médiocre.
  • effectuer une recherche personnelle. Notre période a ceci d’exceptionnel qu’elle nous donne accès à un champ de connaissance extrêmement varié qui brise les frontières. Ce n’est pas travestir un style que de piocher ailleurs des éléments. Bien souvent c’est comme ça que les styles eux-mêmes ont été créés. L’histoire ne s’arrête pas à un prétendu âge d’or à un instant “t”. Nous ne sommes pas des historiens, nous ne sommes pas des musées. Nous avons le devoir d’actualiser les connaissances pour rendre vivante notre pratique.

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